la hantise de mon enfance
Depuis toujours, ma vie est placée sous le signe du changement, du mouvement, du dépaysement mais aussi, et surtout, de l'arrachement aux racines.
Originaires de familles du sud et sud-ouest de la France, mes parents ont établi leur couple dans les collines et montagnes du Massif Central.
Un peu moins d'un an plus tard, je m'arrachai au ventre de ma mère avec plusieurs mois d'avance, pour habiter un certain temps dans une petite boîte en verre où des tuyaux me maintenaient en vie.
Le jour de ma sortie de la clinique, mes parents emballaient leurs derniers cartons, pour intégrer un nouveau logement le lendemain.
La première maison dont je me souviens, qui est pour moi par essence la maison de mon enfance, nous a abrité sept ou huit ans. Elle est le théâtre de mes souvenirs les plus jeunes, les plus purs, et, ce qui est plus étonnant, les plus nets. Je serais capable de décrire des pièces entières de celle-ci, de rapporter des faits, des paroles, et ceci de façon bien plus nette que tous les souvenirs de ces dix dernières années. Après en avoir parlé avec mon frère, celui-ci me confirme qu'il en est de même pour lui!
Le premier déménagement a été terrible, il a été la découverte de ce sentiment d'arrachement, de "plus jamais", de "c'est la dernière fois que..." qui ne m'a plus quitté les années qui ont suivi. A ce déménagement en ont suivi de nombreux autres. Pourquoi? A l'époque, je ne me posais pas la question, les parents décidaient de tout, et ce n'est qu'aujourd'hui que je commence à comprendre les problèmes qui ont miné ma famille. Mais je les ai vécus de façon identique: les deux derniers mois, la boule dans le ventre au moment de m'endormir ne me quittait plus, je pleurais beaucoup en cachette; le jour, je m'emplissais tant que je pouvais des lieux, des gens, des impressions, j'amassais les "souvenirs": adresses, feuilles d'arbre, cheveux, et divers autres objets. J'ai en tête plusieurs souvenirs bien précis: nous devions partir à la fin de l'année scolaire, et moi, née en juillet, j'ai fêté mon anniversaire avec mes copines dans ces pièces vides et pleines d'échos, je revois encore le tas de serpentins et de confettis sur le parquet dénudé du salon... Et quelques jours après, au moment de partir, je me suis saisie de mon appareil photo jetable et ai photographié encore tout ce que je pouvais, ces pièces nues et solitaires, la cour désertée, pour voir encore, "une dernière fois", pour conserver, garder, ce que je ne pouvais retenir: les lieux, mais aussi le temps qui passe. Et c'était toujours les yeux pleins de larmes que je montais dans la voiture pleine pour partir pour la nouvelle maison.
Je ne sais pas vraiment comment mes frères, mon frère surtout, a vécu tout ça. Je n'ai pas le souvenir d'en avoir parlé avec lui. Et je ne sais pas non plus ce que nos parents pensaient de ça. Bien sûr, ça ne devait pas être une partie de plaisir de toujours déménager, mais les adultes voient les choses autrement et relativisent plus facilement. Je ne sais pas s'ils se rendaient compte à quel point ces séparations étaient pour moi difficiles, à quel point elles représentaient pour moi un arrachement. A un tel point que, plus de dix ans après, me remémorer ces souvenirs me reste assez pénible.
Il est cependant venu un moment où la situation s'est stabilisée. Mes parents ont acheté une maison, une grande baraque froide et sombre loin de tout, mais qui ne manque aujourd'hui pas de charme, après des années de rénovation. Devenue ado là-bas, les années se sont écoulées rapidement, je me suis mise avec un gars 100% du coin depuis x générations, j'y ai fait mes premières bêtises et fumé mes premiers joints, j'y ai découvert la musique et l'amour, j'y ai passé mon bac et mon permis... et c'est alors que la terrible expérience du déracinement a eu à nouveau lieu. Quelque part, j'ai ça dans les veines, comme je l'ai dit, je suis née sous ce signe, et cette fois c'est moi qui ai pris le sécateur et qui ai tout coupé. Quelques mois après avoir fini le lycée, je me suis inscrite à un programme d'échanges scolaires, et je suis partie pendant un an en Allemagne. Loin, où je ne connaissais personne ni la langue, et en quelques mois, tout a bouleversé ma vie. J'ai vécu un an d'une expérience fantastique, incroyable, épuisante, fascinante, bouleversante, naviguant d'une famille à l'autre, d'une langue à l'autre, d'un monde à l'autre, et cette période a changé ma vie pour toujours. J'y ai appris une nouvelle langue que j'aime de tout mon coeur, j'y ai trouvé l'homme de ma vie, j'y ai gagné plusieurs "familles" et une amie en or. En rentrant en France, je ne suis pas retournée dans le trou perdu. J'ai choisi pour mes études une ville située à 700 kilomètres de ma ville natale, et depuis, je vois ma famille trois fois par an.
L'ironie du sort fait que mon conjoint est une personne qui n'a jamais connu un déménagement durant les vingt premières années de sa vie, qui a toujours vécu dans la même belle et grande maison, dans le même quartier, qui a (!) les mêmes camarades de classe depuis son entrée à l'école (!!!) (une telle situation me semble impossible!!) ... et qui choisit de suivre une fille telle que moi!!!